Aucun raisonnement, si exact semblerait-il, n’aurait convaincu nos amis de l’existence d’une nationalité bretonne, s’ils n’avaient pas tous la conscience formidable, quoique souvent peu documentée, d’appartenir à un peuple dissemblable du peuple français.
“Nous ne sommes pas Français”, Dans cet aveu se résume leur foi nationaliste. Elle s’y justifie souvent même à leurs yeux. N’est-il pas évident que “nous ne sommes pas des Français ?”

Au risque de les étonner, je leur dirai pourtant : eh bien non, ce n’est pas évident. “Nous ne sommes pas des Français” n’est pas un fait probant ni un raisonnement. C’est une affirmation qui démontre seulement la conviction ou l’audace de celui qui la prononce.
Je ne veux pas dire que nous soyons des Français. Je veux dire qu’avec des affirmations, on ne convainc que les convaincus. Et nous avons intérêt à convaincre des Bretons qui se mêlent de raisonner leurs intuitions.
Je m’adresse donc à ceux qui considèrent le peuple breton comme essentiellement et anciennement français. Je vais leur mettre sous les yeux un échantillon d’une langue qui est celle de leurs origines, de leurs traditions, et qui est encore la langue usuelle de la moitié d’entre eux, – je vais leur parler des objets où se matérialiste autant que dans la langue l’esprit d’une race et je leur demanderai ensuite, en toute confiance, si cette race leur semble toujours appartenir à la France.
- Un échantillon de langue bretonne
On peut entendre, en 1924, dans la bouche de n’importe quel bretonnant, sous quelque forme dialectale que ça soit, des discours analogues à celui-ci :
Me a zo bras breman va breur yaouank, a vez graet Ewan anezan – Hen kas em boa c’hoant d’ober ganin war droad evit mont da welet fest ar gêr. Eun dewez ‘zo avat eo chomet klanvig. Ne gredan ket mont va unan d’en em dihuedi. Chom a rin evit ober war e dro. – Kousket a ra. Deuit ebarz. Taolit avat ho potou ha lazit ho koulou arabad hen lakaat klanvoc’h.
Ce qui veut dire littéralement en français : Je (qui) suis grand maintenant mon frère jeune, (qui) est fait Yves de lui. – L’envoyer à moi était désir de faire avec moi sur pied pour aller vers voir fête la ville. Une journée est mais il est resté petit malade. Je ne crois pas aller mon un à s’amuser. Rester (que) je ferai pour faire sur son tour. – Dormir (qu’)il fait. Venez dedans. Jetez mais vos sabots et tuez votre lumière. Défendu le mettre plus malade.
Il y a loin de cette traduction littérale à la traduction approximative à laquelle on doit consentir pour se faire comprendre de francisants :
Il est grand maintenant mon jeune frère qui s’appelle Yves. J’avais l’intention de l’emmener à pied voir la fête de la ville. Mais voici un jour qu’il est tombé assez malade. Je n’ai pas envie d’aller seul m’amuser. Je resterai à le soigner. – Il dort. Entrez. Mais quittez vos sabots et éteignez votre lumière. Il ne faut pas le rendre plus malade.
Qu’on ne croie pas que j’ai intentionnellement accumulé les tournures difficiles dans mon exemple celtique. Le français de ma traduction approximative traduit littéralement en breton donnerait un discours incompréhensible d’un bretonnant ignorant du français. Je ne puis résister à la joie de la tenter.
Hen a zo bras breman va yaouank breur en em c’halv Ewan. M’em oa ar c’hoant da hen kas ganin war droad gwelet ar fest eus ar gêr. Met setu eun dewez ma z’eo kouezet awalc’h klanv. N’em eus ket ar c’hoant da vont va unan am dihuedi, me a chomo d’hen parea… etc…
Et mes lecteurs bretonnants verront que je m’arrête là, parce que les trois dernières phrases françaises sont particulièrement intransposables en breton dans une traduction littérale. Le breton, pour exprimer les mêmes idées que le français, emploie là des moyens différents. Deuit ebarz pour entrez, comme en anglais walk in, etc…

Cet exemple, qui est loin de mettre en relief tous les points syntaxiques, morphologiques et étymologiques par lesquels les deux langues se séparent est néanmoins suffisant pour démontrer leur étrangeté réciproque.
(…)
- Les arts bretons
Pour être fidèle au procédé d’exposition employé dans le paragraphe précédent, je devrais remplir une page de dessins schématiques et de portés-hachées de notes manuscrites.
Il n’est pas dit que nous le fassions un jour : rien ne vaut la démonstration par l’image. Aujourd’hui je recule encore devant les frais du clichage.
Je ferai appel à la mémoire visuelle de mes lecteurs. Je tablerai sur elle.
Ils ont tous vu une jeune femme de Pont-l’Abbé ou de Penmarch, de Loctudy ou de Guilvinec, une bigouden, revêtue de ses vêtements de fête ? Ils ont tous vu une armoire, un lit bretons, qu’ils soient de Rennes, de Guérande ou de Pontivy. – Ils ont tous entendu une chanson celtique authentique comme nos musiciens en ont publié des centaines, que ce soit Bourgault-Ducoudray ou Maurice Duhamel ?

Je leur demande, en toute candeur, qu’y a-t-il de français dans la coupe, les matériaux, le parti et les éléments décoratifs de ce costume, – dans la composition et l’esprit de stylisation des plantes, fleurs et animaux, de ces meubles, – dans les modes musicaux, rappelant ceux de la Grèce antique et semblables à ceux des Iles Hébrides peuplées de géants roux, de ces chansons ?
Il suffit d’ouvrir les yeux… ou les oreilles.
- Conclusion.
Par la nature même du procédé de démonstration choisi, je me suis privé de l’appoint des thèses favorables à ma proposition que l’on peut tirer de la critique du folklore, des traditions et de l’histoire de la Bretagne. Je n’ai donc pas mis toute la raison de mon côté.
Je crois cependant qu’ayant démontré : 1° que le celtique armoricain; 2° l’art du vêtement en pays bigouden; 3° l’art mobilier dans toute la Bretagne; 4° la technique musicale des chansons celtiques ne sont pas choses de France, j’ai fait beaucoup pour démontrer la personnalité nationale du Breton.
Lecteur, en toute confiance je vous le demande, quand vous vous souvenez des spectacles bretons et de cette langue de tout à l’heure, êtes-vous d’avis que nous sommes des gens de France ?
.
Olier Mordrel, 1924.